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Lignes d'espoir

Bétons teintés dans la masse sur panneaux, acrylique, cuivre. Série en cours. 2024

Lignes d'espoir

Palissades, grilles, barrières, lignes verticales qui barrent l’horizon….C’est à partir des archives de son grand-père, emprisonné pour ses opinions politiques et faits de résistance pendant la 2nde guerre mondiale, que les travaux récents de Virginie Prokopowicz se développent. Si jusque là son oeuvre semblait partagée entre deux pôles opposés en apparence, la nouvelle série de travaux, essentiellement picturaux mais pas seulement, nous en propose une synthèse qui, loin de réduire les potentiels de chacun de ses « deux mondes », nous ouvre à une perception renouvelée de ce que peuvent exprimer des images peintes qui ne figurent pas mais se tiennent à l’endroit précis de la puissance d’évocation, de suggestion, de multiplicité de significations de la peinture et des formes.
Dans son célèbre texte Grilles, Rosalind Krauss, historienne et critique d’art dont les travaux occupent une place majeure dans la compréhension et la lecture des oeuvres de la modernité occidentale, exprime cette dualité au sujet de la grille, qui est donc cette «structure (…) restée emblématique de l’ambition moderniste des arts visuels » : « la grille annonce, entre autres choses, la volonté de silence de l’art moderne, son hostilité envers la littérature, le récit et le discours. (…) La barrière qu’elle a abaissée entre les arts visuels et ceux du langage a presque totalement réussi à emmurer les premiers dans le domaine de la seule visualité et à les défendre contre l’intrusion de la parole. Les arts ont (…) chèrement payé ce succès car la forteresse qu’ils ont construite sur les fondations de la grille a de plus en plus pris l’allure d’un ghetto. »
Il y avait donc jusque là les oeuvres dites figuratives de V.Prokopowicz, qui racontent, décrivent, représentent paysages, tranchées, cimetières ou autres figures de guerre, donc des oeuvres de langage visuel, et ses oeuvres en apparence purement géométriques et dites abstraites, c’est à dire, dans l’acception commune du terme, qui ne disent rien d’autre que leur matérialité et leurs agencements formels.
C’est en s’autorisant à travailler à partir des lettres de son grand-père, donc à partir de récits, et en particulier à partir de l’évocation de l’enfermement, que V.Prokopowicz réconcilie ce qui paraissait séparé. Le motif des palissades, clôtures grossières mais infranchissables des camps et autres ghettos inventés par la meurtrière machine nazie, est son point de départ. Sur la couche sensible et tactile de ciment frais recouvrant le support, il donne lieu à des variations de lignes tracées en surface ou grattées dans l’épaisseur, et de rubans de cuivre collés qui captent et renvoient la lumière en une promesse d’échappée. Ces traits reprennent les rythmes irréguliers des assemblages de planches, et nous ouvrent à un imaginaire ou géométrie de la grille abstraite, générique, et réalité matérielle des grilles réelles qui enferment les corps, se superposent dans un va-et-vient incessant de la perception. Espace mental et abstrait de la partition géométrique des surfaces et dimension existentielle, historique et narrative sous-jacente se rejoignent. Ces grilles, par leur irrégularité et leurs rythmes, sont d’abord des clôtures, des surfaces palissées, qui évoluent peu à peu vers des espaces ouverts : des « fenêtres » à peine plus satinées ouvrent une perspective en apportant de la lumière, et lignes verticales et diagonales deviennent arbres, forêts désolées mais traversables vers leurs lisières, leur issue, malgré « la lenteur de la marche » décrite par l’aïeul au moment de la libération. Tout ici dément l’historique antagonisme entre le visible et le lisible, d’autant plus que le langage visuel se complexifie par la présence des mots mêmes, gravés dans la matière d’abord tendre du béton, de fragments de récits issus des lettres écrites par le grand-père prisonnier. Se nouent alors les dimensions de concept (la grille abstraite), de percept (la dimension sensible et matérielle des oeuvres), et les affects incarnés par les mots du récit.
D’autres éléments, plus sculpturaux, complètent la conversation que V.Prokopowicz entretient entre ses préoccupations narratives et biographiques – historiques – et son vocabulaire formel apparenté à celui des différentes périodes historiques de l’art abstrait. Elle use de tout ce qui contribue à faire du tableau un objet concret et matériel, un objet du monde réel, comme en témoignent ses choix de matériaux et leur nature souvent non-artistique : béton, plexiglass, matériaux industriels... Ses pains de terre coupés au couteau à l’échelle 1 de la matière puis moulés pour former des digues, des bordures, dont nous perdons l’échelle, nous ramènent à l’univers de la contention, de la palissade. Ses simples structures rectangulaires en bois affirment, par leurs dimensions, tout autant ce qui cadre, contient et barre, que ce qui ouvre : fenêtres, meurtrières, passages.
Dans une époque où nous sommes confrontés à tant d’autres situations et images de corps soumis à l’enfermement, aux guerres qui font rage pas si loin de nous et hélas partout dans le monde, la force des oeuvres d’art est de nous donner accès à une multiplicité et à une profondeur de compréhensions et de lectures. Elle nous permet d’éprouver à quel point une oeuvre, si tragique qu’en soit l’origine ou le « sujet », est toujours une affirmation de vitalité et d’humanité.


Claire-Jeanne Jézéquel
Commissaire de l’exposition

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